Le bar était plein, comme on pouvait s'y attendre quelques jours après les différents partiels universitaires, gorgés de tous les étudiants venus se détendre ou fêter par avance les examens dont ils n'étaient même pas sur des résultats. L'ambiance était bruyante, survoltée, le brouhaha de toutes les discussions lancées en même temps rendant à peine audible la musique de fond, un genre de mix techno qui méritait tout juste le nom de musique mais partageait bien le concept de « bruit de fond ».
Le seul à ne pas partager l'excitation ambiante était un certain Dr Barton, attablé seul une alcove pour quatre personnes, et portant sur lui un tel nuage de déprime que personne n'avait osé abordé cet homme seul câlinant son verre de gin comme s'il s'était agi de son fils premier né. Ou mort-né vu son regard.

Dans son taff, les journées se suivaient sans se ressembler. Il y avait les bonnes journées, celles où il pouvait se prendre pour un dieu, où ses gestes et ses décisions rapides sauvaient une vie, voir des vies, ou à défaut personne ne décompensait trop et toute l'équipe rentrait à la maison épuisée mais le sourire aux lèvres, contente de faire un boulot utile et fier de savoir que ce jour-là, ils avaient servi à quelques chose. Il y avait les journées foireuses, où rien n'allaient vraiment dans le bon sens, où chaque geste devenait un calvaire et une bataille. Celles où il pétait un cable, envoyant chier les gens pour une raison pas toujours – pas souvent ? - légitime, où les résultats n'étaient pas non plus à la hauteur de les espérances. Ils en avaient tous consciences : c'était de la médecine, ils n'étaient pas des dieux, ils ne pouvaient pas sauver tout le monde. Mais ils pouvaient toujours essayer.
Et puis il y avait d'autres moments... ce n'était pas vraiment pas catastrophe. A aucun moment il n'aurait pu dire « c'est là où tout à basculer ». Il y avait les mêmes hauts et bas que les autres jours, mais à la fin, il n'y avait plus rien, pas même l'espoir.
Toute l'équipe s'était battue sur ce coup là pourtant . Jeune, a priori pas trop en mauvaise santé, juste quelques mauvaises décisions tellement classiques dans la vie, la clope, la pilule, prendre l'avion, ne pas trop bouger... Embolie pulmonaire massive. Arrivée à temps à l’hôpital, prise en charge dans l'urgence mais sans stress, une patiente qui respire mal mais qui garde le sourire quand même.
Premier arrêt bien géré, bien repris. Peut-être aurait-il du faire plus attention à ce moment, lui faire passer un scann tout de suite ? Il avait été persuadé qu'il avait relancé la machine correctement.
Deuxième arrêt peu de temps après, violent, tellement plus choquant. Ils avaient massé comme des fous, aucun d'entre eux n'acceptant de lâcher la prise, pas quand elle est si jeune et si fraîche. Mais même jeune, il y a des limites à ce qu'un organisme peut accepter. Il était reparti à force d'être secoué mais difficilement, lamentablement. Dorian avait senti venir le coup foireux mais que faire de plus ?

C'était le moment qu'avait choisi la famille pour demander à le voir. Des parents en pleurs, un petit copain en colère, relocalisant sur Dorian toute l'angoisse qu'il avait peur d'exprimer. Et un médecin qui savait toujours aussi mal gérer la famille comme la douleur. Des mots secs, un peu durs qui s'étaient faits contrés par des menaces. La mère de la jeune femme avait bien tenté de retenir son gendre, mais il avait fallu appeler la sécurité tout de même pour le ramener aux urgences. Personne ne voulait voir un fou furieux entrer dans le service et fracasser le matériel et démonter le médecin. O, il ne doutait pas que certains auraient vu d'un bon œil le médecin se faire remettre à sa place et apprendre à mieux parler, mais de préférence, pas pendant sa garde. Ça aurait fait désordre.

Il n'avait même pas eu le temps de le voir évacuer que les machines avaient sonné, affolées, envoyant un nuage de soignant dans la chambre de la fauteuse de trouble inconsciente.
Cette fois, ils n'avaient jamais pu la réanimer. Tamponnade massive, le cœur s'était arrêté pour ne jamais repartir alors qu'ils s'acharnaient à le drainer avec le chir cardiaque monté en catastrophe. Du sang partout sur la patiente, quasiment jusqu'à leurs épaules, loin au delà des gants stériles devenus inutiles.
Un cœur que personne n'avait su fragile jusqu'à ce que des soignants s'acharnent à le masser à tour de rôle. Sans le savoir, en voulant la sauver, ils n'avaient fait que hâter sa mort, massacrant ce pauvre organe jusqu'à le tuer.

Une équipe réduite au silence, qui se jetaient des coups d’œil par en dessous, chacun assumant une part de la responsabilité sans oser l'exprimer, coupable d'avoir fait leur job.

Dorian n'avait pas pu aborder la famille seul. Accompagné d'une des infirmières senior, il était retourné voir la famille, essayant d'utiliser des termes plus doux. La délicatesse n'avait jamais été son fort, et à voir leurs visages effondrés, il n'avait pas réussi cette fois ci non plus. A quoi bon ? Leur fille était morte, la délicatesse ne leur la rendrait pas. La réaction de son amoureux avait été plus violente et sans surprise « c'est vous qui l'avez tué ! ». Pourquoi répéter les évidences ?

La fin de la journée s'était étirée, laborieusement. D'autres patients à gérer et surveiller dans un silence presque religieux. Quelques mots d'une infirmière qui se voulait rassurante qu'il avait juste ignoré, les mains crispées, pour enfin partir comme un voleur à l'heure promise, sous les regards qu'il devinait hostile ou méprisant. Il n'avait pas voulu se retourner pour s'en assurer.

Rentrer chez lui lui avait paru trop simple, ou trop dur et il avait fini par errer jusqu'à s’asseoir dans un bar, commandant au hasard une boisson forte et amère. Petit à petit, les lieux s'étaient remplis et faits plus bruyants. La vie n'allait pas s'arrêter parce qu'il déprimait seul dans son coin.

Le médecin n'avait pas vraiment prévu grand chose pour le reste de la soirée, si ce n'était contempler l'intérieur de son verre en déprimant. L'épais nuage de déprime qui flottait au dessus de sa tête semblait avoir découragé toute personne de faire une tentative d'approcher du côté de sa table. Quand son regard croisa une paire d'yeux d'un bleu tellement intense qu'ils en devenaient reconnaissable, il crut à une erreur de sa part plutôt qu'à une coïncidence. Quand les mêmes yeux vinrent s’asseoir juste en face de lui, Dorian fut forcer de reconnaître le musicien avec qui il avait passé une nuit de plaisir près de deux semaines plus tôt. Pas vraiment d'humeur à être dérangé, il lui lança un regard noir – aussi facilement ignoré que les commentaires qu'il lui avait fait quand il l'avait retrouvé chez lui. C'était trop demandé que de pouvoir broyer du noir sans s'encombrer d'un emmerdeur ?

Il attendit. La phrase de trop. Le commentaire de drague plus ou moins adroit, une remarque compatissante sur son expression, ou la proposition malavisée de vider son sac comme si raconter sa vie au premier venu était une sorte de thérapie utile pour remettre sa conscience en place.
Il attendit, mais rien ne vint, juste une présence patiente et curieuse, presque aussi incongrue quand il l'avait retrouvé vautré sur son canapé à manger des pancakes et caresser son chat. Ce fut Dorian qui brisa le premier le silence trop pesant, agressif et sur la défensive comme un chat qui vient de se faire arroser.

« Qu'est-ce que tu veux ? Tu as oublié ton petit minet dans un coin, je suis sur que tu vas vite lui manquer. »

Ou sa bande de potes, ou n'importe qui d'humeur à faire du bruit et à le supporter. Si Dorian avait eu envie de se trouver au centre du bruit pour ne pas rentrer dans son appartement morne, ça ne voulait pas dire pour autant qu'il avait envie d'y participer. A y regarder de plus près, ce n'était pas si contradictoire que ça.

Un serveur passa et repartit, transformant son verre de gin vide en verre plein que le médecin se hâta d'entamer. Le but de la soirée n'était pas de se bourrer de la gueule jusqu'à s'imposer une amnésie totale ou partielle, mais de s'anesthésier assez pour éviter d'avoir envie de regarder dans sa glace et se trouver une gueule d'assassin. Il fallut juste trouver le bon dosage, pas si évident que ça au demeurant.

Non, Dorian n'aimait pas se taper les petits jeunes. Trop fragiles, ou trop prompts à s'attacher, vu son caractère et son manque de patience chronique, mieux valait en face quelqu'un de déjà assuré sur ce qu'il voulait et ses préférences. Et, ce n'était pas absolument pas une question de sexe. Les filles n'avaient pas le monopole de la romance à l'eau de rose ou des sentiments exacerbés épuisants à gérer.

Le médecin fixa le jeune homme sous ses cils baissés, une expression gardée sur le visage, à mi-chemin entre son hostilité habituelle et la tristesse matinée d'amertume précédente. Il se serait battu s'il avait su à quel point ses émotions transparaissaient sur son visage. En lieu et place, il reprit une gorgée de gin, savourant la brûlure de l'alcool alors qu'il se focalisait sur des détails plus prosaïques, comme le nom du musicien devant lui. Sam ? Sebastian ? Non, trop long. Sam ou Scott, un nom du genre. Facile à crier.

«  Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Le côté exécrable ? Ça, c'est une habitude. »

Son regard tomba sur la main autour du verre. Si son nom avait été vite oublié, le souvenir de ses mains revenait plus facilement: virevoltantes sur le saxophone, puis tout aussi agiles par la suite, sur sa peau comme un crayon à la main. Étrange comme on peut retenir des petits détails de gens à peine croisés, entrés et sortis de sa vie aussi vite qu'un nuage passe dans le ciel.
Sa patiente décédée avait eu un grain de beauté comme un trèfle sur le coin de sa bouche, dûment noté quand il l'avait intubée en urgence. Combien d'autres avant lui avaient noté ce signe particulier, l'avait chéri ou moqué ? Combien de baisers y avaient-ils été déposés ?
Avec un soin masochiste, Dorian se repassa son visage dans sa tête, son expression épuisée quand elle avait repris conscience la première fois et qu'il pensait l'avoir sauvée, le regard perdu mais confiant. La même tête que tous les autres, si différente, si identique. La tête d'un mort en sursis.

D'une main tremblante, le médecin vida son verre d'une grande gorgée, le reposant dans un claquement sec sur la table. Au final, il allait peut-être revoir son but de la soirée et virer le cap sur « se bourrer la gueule comme s'il n'y avait pas de lendemain. »

«  Ouais, sale journée. Même après plusieurs années, tuer une personne reste vexant. »

Sourire moqueur aux lèvres, Dorian fixa l'artiste droit dans les yeux. Attendant la condamnation ou la révulsion et qu'enfin il parte et le laisse patauger dans ses pensées.

Enfoiré.
Dorian étudia un instant le visage du jeune homme en face de lui, essayant de comprendre ce qu'il y voyait. Sans y arriver. L'empathie n'était pas sa tasse de thé, encore moins quand il avait déjà de l'alcool dans le sang et l'esprit empêtré dans quelque chose. Mais à quel moment avait-il dit à son amant d'un soir qu'il était médecin ? La seule discussion qu'ils avaient pu avoir avait été sur le dessin entre deux séances de cul. Et encore, c'était un bien grand mot à utiliser pour quelques phrases échangées avant que le musicien ne décide que sa bouche serait plus utile ailleurs.

Il haussa les épaules en se commandant un autre verre, attendant patiemment de l'avoir en main pour reprendre la parole, soutenu par l'alcool dans sa thérapie par la parole. Avait-il déjà dit à quel point il ne supportait pas les psychologues, psychiatres et autres thérapeuthes ? Des imbéciles gorgés de préjugés qui jouaient avec la tête des gens en testant tout et n'importe quoi.

« Non, c'est bien moi qui l'ai tuée. En la massant on a explosé son cœur. Au sens littéral du terme. Détruit jusqu'à ce qu'il ne puisse plus faire son taff. Echec critique, décès dans les deux heures. »

Parler crûment pour traumatiser les gens autour d'eux, c'était une compétence que tous ceux qui bossaient à l’hôpital finissaient par maîtriser tôt ou tard dans leur carrière. Assez tôt pour sa part, sans surprise, et utilisée avec la même délicatesse qu'une brodeuse utilise son aiguille. Alors pourquoi se comportait-il comme Thor et son marteau, assénant des coups violents sans aucune retenue ? Pour illustrer la brutalité de sa journée ? Ou parce que comme à leur dernière rencontre, le jeune homme ne réalisait pas comme il se l'était imaginé, ne reculait pas à sa mauvaise humeur, n'affichait pas de malaise ou de dégoût face à la situation... juste un espèce de chagrin empathique qui le mettait mal à l'aise.

« C'était bien la peine de venir à l’hôpital. Elle aurait mieux fait de rester chez elle, elle en aurait moins bavé avant de mourir. Maintenant que tu as les détails sordides tu peux y aller. Tu pourras dire que tu as rempli ton contrat d'oreille attentive envers la pauvre âme en détresse en train de noyer son malaise dans l'alcool. Mais que le cas était trop atteint, et que tu ne peux rien faire de plus.»

Dorian reposa son verre à nouveau vide avec une certaine violence sur la table, conscient d'en arriver rapidement au stade où il allait bientôt perdre le contrôle sans regret aucun. Dépassant les limites qu'il s'était fixé depuis qu'il avait fini ses études et avait fini assez souvent malade pour le reste de sa vie.
Devant lui, blue eyes continuait à refuser de vouloir donner son avis. Pourquoi s'entêter ? Tout le monde donnait son avis, expert dans une situation ou sans même savoir de quoi la situation retournait. Un mort, une victime, il aurait du avoir de quoi dire non ?

« Tu fais toujours ça ? Te planquer derrière le fait que tu n'en saches rien et tes yeux bleus ? Mais personne n'en sait rien de la mort. Et nous, les médecins... les dieux... on en sait pas plus que les autres. On fait juste semblant. On fait même croire qu'on est meilleur que les autres en réa parce qu'on utilise des tas de machines et de drogues pour la bluffer. Et tu crois que rien connaître nous empêche de donner notre avis ? »

Le médecin avait à peine conscience que sa diatribe s’emmêlait et partait dans toutes les directions, laissant juste voir des bribes de ses peurs et convictions profondes. Celles qu'il partageait avec bien d'autres soignants mais que personne n'osait verbaliser à voix haute, de crainte de les reconnaître.

Le verre suivant, il prit à peine le temps de le goûter avant de l'enfiler, son palais suffisamment habitué pour descendre tout ce qui lui était tendu, y compris de la soude caustique.

« Peut-être. Très probable. Et personne n'en saura jamais rien. »

Comme si ces mots mettaient un terme à la conversation, Dorian sortit son porte-feuille et laissa de quoi payer les consommations sur la table avant de se lever péniblement, heurtant un serveur ou une table en se dirigeant vers la sortie de la boite devenue trop bruyante à son goût, sans même faire attention à Scott qu'il laissait derrière lui. Les basses résonnaient méchamment, donnant l'impression à son cerveau de se cogner contre sa boite crânienne. Se cognant avec la moitié de la population du bar qui ne semblait pas décider à s'écarter de son chemin, il finit par retrouver l'air frais de l'extérieur, retrouvant sa moto après un ou deux essais de direction. Fermant les yeux, le médecin s'appuya dessus, plongeant sa main dans sa poche pour en extirper la clé. Ce ne fut qu'au bruit métallique que Dorian se rendit compte que la clé venait de lui échapper, complice de son malaise générale.

Dans quoi s'était-il embarqué ? Il y avait des tas de bonnes raisons à son comportement – et tout autant de mauvaises – mais il n'arriverait à réfléchir dessus que bien plus tard. Pour l'instant, l'esprit embrouillé, il se laissait guider de plus ou moins bonne grâce – plutôt moins que plus – jusqu'à son domicile par un artiste a priori bien décidé à le voir rentrer en un seul morceau. Le concept était assez agaçant pour justifier tous ses mouvements d'humeur physique remplaçant, une fois n'est pas coutume, les remarques acerbes qu'il n'arrivait pas à formuler correctement.
Dorian ne comprit réellement où ils allaient qu'en mettant le pied dans l'aller qui menait jusqu'à sa porte, essayant de marcher droit et d'échapper à la main de Scott. Réussissant pour le second mais échouant lamentablement pour le premier jusqu'à s'appuyer jusqu'à la porte d'entrée qui lui fournit un soutien confortable le temps d'arriver à sortir les clés et à les rentrer dans la serrure, tache ardue s'il en fallait.

Loki était bien là, du moins ses yeux verts, brillants comme ceux d'un démon dans la pénombre bleutée créée par l'aquarium dans le salon. Dorian s'appuya contre le mur et fit un vague geste de la main, fermant les yeux quand le mur se décida à tanguer en harmonie avec le sol. A oui, bannir les mouvements brusques pour le moment. Comment avait-il pu oublier ?

« Voilà, les yeux sont là, le reste n'est sûrement pas loin. »

Le médecin se redressa brusquement et posa les deux mains sur les épaules de Scott, le repoussant et le plaquant au mur en tombant à moitié sur lui plus que dans un réel geste brutal et contrôlé. Joli retournement alors qu'il avait tenté de se débarrasser de son cadet depuis qu'il était entré dans son champs de vision. Le nez à moitié dans ses cheveux à cause d'une différence de taille qu'il n'avait jamais tellement remarqué jusque là, il reprit la parole, son ton restant la chose la plus agressive de son comportement.

« Pourquoi t'es encore là ? »

Après tout ce que j'ai dit et tout ce que j'ai fait étaient restés en suspens, aussi présents que s'il les avait prononcés. Il n'avait jamais clamé être un grand connaisseur du genre humain, pas même en étant ivre et en imaginant comprendre des choses qui lui échappaient le reste du temps. Mais le comportement de ce chat aussi collant que fuyant était encore plus complexe à deviner.

En premier lieu, la céphalée. Intense et pulsante, comme si un tambourin s'était logé derrière ses tempes pour y sonner les secondes, une douleur sourde et intense qui le fit grimacer aussitôt sa conscience revenue.
Ensuite, la photophobie. A peine osa-t-il entrouvrir les paupières qu'il les referma aussitôt, la lumière crue de l'extérieur venant lui brûler les rétines avec violence, ravivant un mal de tête qui n'en avait pas besoin.
Et enfin, la bouche pâteuse et l'arrière goût du gin qu'il avait bu en quantité la veille au soir.
Symptômes de la gueule de bois, check.

Ce qu'il expliquait beaucoup moins par contre, c'était le corps niché contre lui autour duquel il avait passé ses bras comme une réplique ratée d'une pieuvre géante héroïne d'une série B. Jambes emmêlées, bras autour de la taille, visage collé contre la clavicule, souffle léger contre sa peau... tout y était.
Même les fringues. Ce qui rendait la première explication logique à la position totalement caduque.

Dorian soupira sans chercher à se débattre, s'offrant le luxe d'admettre qu'il était trop bien installé pour vraiment avoir envie de virer la personne encore endormie contre lui. Même le mal de tête ne semblait pas si terrible dans la position. Le médecin était en train de se rendormir sagement quand un cri déchirant se fit entendre sous forme d'un miaulement agacé, déchirant ses tympans et vrillant un cerveau déjà mal en point.

« Merde l’hôpital! »

Sans réaliser la position, Dorian tenta de se relever dans une position assise, retombant lourdement en réalisant trois choses à la fois :
Que la migraine et les mouvements rapides se conjuguaient très mal ensemble.
Que non content de tenir Scott, le jeune homme se tenait à lui, et que bouger un corps sans bouger l'autre était impossible. Et que sans en avoir l'air, le musicien contre lui n'était pas si léger.
Et finalement, péniblement, seulement après être retombé dans le lit avec une main en travers des yeux pour les empêcher de sortir de leurs orbites comme ils semblaient vouloir le faire, qu'il ne bossait pas aujourd'hui et n'avait donc pas besoin de ramper jusqu'à la douche pour reprendre forme humaine. Obtenir un médecin compétent n'était même pas dans le champs des possibilités à ce point.

Renonçant à faire quelque chose de plus, Dorian tourna la tête pour se retrouver avec le visage quasi en face de celui de son amant d'un soir. Autant s'intéresser au présent que de se poser des questions sur les souvenirs de la journée peu glorieuse de la veille.

« Qu'est-ce-que tu fais encore là toi ? »

Dorian grogna une vague réponse peu interprétable. Oui, il avait le même goût ignoble d'égout frelaté dans la bouche, seule raison qui le poussa à se glisser vers le bord du lit en finissant de s'extraire des bras de son... quoi d'abord?gardien ? Sauveteur ? Doudou ? Autant garder le terme ex-amant pour le moment.
Un bruit de froissement accueillit la pose de son pied sur le sol, plus précisément sur une feuille dont il ne se souvenait pas de la présence la veille. Curieux, Dorian se pencha pour la récupérer, étudiant longuement les différents croquis. Lui indéniablement. Endormi et apaisé, ou sur les traits une expression d'une telle angoisse qu'il lâcha vite fait la feuille sur le lit, gêné. Comme pour les poissons, le dessinateur avait du s'éloigner de la réalité, ramenant ce Dorian affolé d'un autre espace-temps.

Sans un mot, Dorian se rendit dans la salle de bain et se passa la tête sous le jet d'eau glacée, diminuant imperceptiblement les tambours qui battaient à ses tempes. Un brossage de dents et un advil plus tard et il se sentait presque humain. Toujours faire confiance aux petits actes habituels de la vie quotidienne pour se remettre sur les rails. Le tout avec un Loki qui s'enroulait autour de ses jambes pour le rappeler à ses devoirs.
Nourrir le chat puis les poissons, dans l'ordre de dominance logique de la maison. Quoi d'autre ? A oui, s'hydrater. Sagement, il obéit à ses instincts de médecin et but un peu de jus de fruit avant de retourner se coucher sur le lit tel un vampire trop longtemps sorti de sa tombe. Et qu'importe le fait qu'il soit déjà occupé par un corps bien installé. Dorian se contenta de poser un bras sur ses yeux. Avant de revenir sur son idée et de se débarrasser de sa chemise qui atterrit en tas sur le sol à côté du lit.

« Fait ce que tu veux. Je dors. »

Il n'avait rien à faire de la journée et il était encore bien trop tôt pour râler pour mettre son ex-amant à la porte. Sans compter qu'il n'avait aucune envie de parler tant que l'advil n'avait pas encore fait son effet. Les mèches humides et à peine essuyées de ses cheveux collaient à ses tempes et gouttaient le long de son cou dans un nuage de fraîcheur parfaitement bienvenu. Autant s'attacher aux petits détails physiques confortables que de songer au reste – qui ne tarderait pas à le rattraper de toute façon.

La langue de Scott sur sa peau déclencha un frisson qui courut le long de son échine, réveillant une envie qu'il avait cru morte et enterrée derrière sa gueule de bois. A croire qu'il fallait plus qu'un simple mal de crâne pour étouffer les hormones masculines, vite à l’affût d'un bon coup. Le bras de Dorian se souleva de quelques millimètres, juste assez pour laisser voir un regard pas aussi agacé qu'il aurait voulu l'être.

« T'es toujours aussi chiant ? »

En fait, il connaissait déjà la réponse en l'espace des deux rencontres qu'ils avaient partagées. Quel besoin de l'entendre à nouveau ?
Sans lui laisser le temps de répondre, le blond glissa sa main dans les cheveux de l'autre homme et attira son visage vers le sien pour un baiser intéressé et juste un peu plus désespéré qu'il ne l'aurait préféré. Désespoir qu'il transforma en avidité en attirant Scott au dessus de lui, collant leurs deux corps autant que leurs vêtements encore présents le permettait. Pour quelqu'un qui avait abandonné son boxer chez lui à sa dernière visite, le musicien était singulièrement trop habillé pour avoir passé la nuit dans son lit.

Même avec sa gueule de bois, il reconnaissait ce qu'il faisait, transposant un comportement destructeur – l'alcool – pour quelque chose de plus agréable mais de tout aussi distrayant, s'acharnant à garder son esprit au delà des pensées douloureuses. Le retour à la réalité viendrait bien assez tôt.
Et puis merde, son squatteur était venu de son plein gré, autant qu'ils en retirent quelque chose d'agréable tous les deux.

Fébrile, Dorian aida Scott à retirer son T-shirt avec des gestes impératifs, s'attaquant des lèvres à la peau tendre ainsi révélée, alors que ses mains descendaient plus bas, ouvrant son jean pour le caresser sans pudeur aucune, souriant lorsque sa main toucha directement la peau nue. Ça aussi, ça devenait presque une habitude, si l'on pouvait dire que deux fois créaient l'habitude.

«  Cette fois tu risques pas d'oublier ton boxer. »

Le médecin se laissa glisser un peu plus dans les coussins, attirant Scott au dessus de lui en le tenant par la nuque et par le membre. Sa tête pulsait au même rythme que l'excitation dans son corps, dans un étrange duo de douleur et de plaisir qu'il s'amusait à amplifier en levant la tête pour continuer d'embrasser le brun dans le cou.

« Vas-y prends-moi, montre-moi que ça ne vaut pas le coup de dormir. »

Épuisé, le corps moulu de plaisir et douloureux par endroit, Dorian esquissa un sourire quand son amant s'effondra sur lui, tout autant hors d'haleine que lui. Mais toujours aussi incapable de fermer sa bouche, même si ce n'était pas toujours pour lui déplaire. D'un geste caressant, il emmêla ses doigts dans les mèches brunes humides de sueur, notant les reflets chaleureux créaient par le soleil qui filtrait à travers la fenêtre.

«  T'es pire qu'une pie. Tu ne cesses jamais de bavasser. »

Il n'avait pas forcément envie de se voir rappeler de la raison de ce subit accès de passion. Se contenter de se baigner dans l'aura de plaisir qui s'ensuivait était parfaitement suffisant, le laissant un peu plus câlin, un peu plus prompt aux caresses sous l'exemple de Scott, collé à lui comme un chat en manque. Il pouvait parler. Dans le genre en manque, il avait fait fort et tout ne pouvait pas être collé sur l'effet de la gueule de bois.
Dorian rit doucement et repoussa la tête de son amant quand ses dents se firent trop présentes sur un de ces tétons. Pas vraiment douloureux, plus agréable que douloureux même, mais l'expérience rendait méfiant. Même si personne ne risquait réellement de venir regarder ce genre de marques à cet endroit... encore que, vu la promiscuité des vestiaires de l’hôpital, il ne pouvait jurer de rien. Et après dix jours à portée des chemises à col fermée jusqu'à temps que disparaissent les précédents suçons dans son cou, il était quasi sur que certaines des infirmières devenaient trop curieuses. Les pétasses, toujours à l’affût du moindre ragot...

« Pas de marques. En fait tu es un chat, à fourrer ta langue partout. »

La fin de sa phrase se conclut sur un soupir alors que le jeune homme confirmait ses dires dans les actes. Dorian referma les yeux, protégeant ses rétines encore sensibles du soleil qui semblait bien décider à le noyer dans le soleil, couvrant déjà de ses rayons le corps nu qui le couvrait à moitié.
A croire qu'il pourrait rester allonger la toute la journée, à profiter des attentions de son amant en se fichant complètement du monde qui continuait à tourner autour de lui. A bien y réfléchir, ça semblait même la seule alternative valable pour le bon déroulement de la journée. Dorian attrapa la nuque de Scott pour l'embrasser à nouveau, lent et sensuel.

« Je ne me souviens plus de ton prénom... »

Scott. Il n'avait pas été loin : un nom court et facile à crier.
Les pensées de Dorian tournèrent court quand le musicien s'amusa à se servir de lui comme un saxophone, soufflant dans son cou et caressant sa peau en petites touches précises. Le résultat ne se fit pas attendre, sous forme d'une expression quasiment inédite chez Dorian : le médecin éclata de rire, se tortillant pour échapper aux doigts de son amant.
Comme un adolescent de 16 ans. Et encore, à cet âge là, il commençait déjà à avoir de sérieuses tendances rabats-joie et à casser méchamment tous ceux qui avaient le malheur de le contrarier, avec la vague impression que s'il se laissait aller à être autre chose qu'agressif, il allait se faire bouffer tout cru. Autant dire que les matinées tranquilles post-sexe à jouer dans le lit avaient été rares.
Sans Scott dans son lit, pour éviter de se morfondre, il serait sûrement sorti dessiner ou prendre des photos dans un lieu qui le méritait, après avoir traîné longuement avec Loki dans les bras. Il avait beau adorer son chat, il devait reconnaître que les doigts malicieux de son amant étaient bien plus doués que le corps du félin pour guider ses pensées ailleurs, sur un terrain hédoniste qui lui convenait parfaitement.

« Je ne suis pas un saxophone. Je ne fais pas le même bruit. »

Dans son empressement d'échapper aux mains de Scott, Dorian atteignit les limites du lit et posa une main au sol pour éviter de se retrouver un étage plus bas, au milieu des vêtements abandonnés. Pour la poser en plein sur la feuille un peu froissée sur laquelle il avait déjà marché ce matin. Amusé, le médecin récupéra feuille et crayon sur le lit, la retournant pour regarder la face blanche et non celle recouverte d'un visage qu'il ne voulait pas voir. Meilleure surface plate à portée, le dos de Scott se retrouva nommé table de dessin passagère.

« Ne bouge pas. »

Tête nichée dans l'oreiller, cheveux ébouriffés sur son visage, sourire un peu trop content, Scott faisait un bon modèle, du moins s'il pouvait arrêter de bouger ses mains pour lui faire des caresses distrayantes. Une ou deux fois, Dorian récupéra une main baladeuse pour la remettre dans un endroit moins sensible, du moins le temps de réussir à esquisser la tête et les épaules de Scott. Et d'y ajouter des attributs qui, s'il ne voyait pas, il arrivait parfaitement à imaginer. Deux mignonnes oreilles félines et bien poilues haut portées, comme un chat curieux.
Il tira ensuite la feuille pour la laisser à portée du jeune homme.

« Et voilà. Un parfait chat. »

Dorian resta silencieux quelques minutes, surpris de la question, au final peu habitué à les montrer et à avoir des réactions dessus. Étudiant, il avait été fréquent que ses potes de fac tombent dessus – forcément à vivre et étudier les uns sur les autres, difficile de ne pas voir que les gribouillis du voisin ressemblent à un nu de Raphaël et pas à Pacman – mais depuis, ce n'était plus quelque chose qu'il avait partagé, gardant le dessin comme un refuge personnel plutôt que quelque chose dans lequel il aurait pu tirer un certain orgueil. Pour ça, il avait son job où il s'en tirait en général pas trop mal. Depuis son arrivée à Londres, personne n'avait du mettre le nez dans ses croquis, et s'il avait été amené à faire quelques croquis anatomiques pour expliquer quelque chose durant une de ses gardes, personne n'avait pipé mot à ce sujet.
De là à vouloir mettre sur son nom sur un dessin un compte facebook...
Il secoua légèrement la tête.

« Non »

De toute façon, pour lier un compte fantôme, à peine actif depuis sa création, il n'y avait pas grand intérêt.
La réponse sèche ne fut pas adoucie par le fait que Dorian ne leva quasiment aussi vite, s'extirpant des bras de Scott où il était si bien installé jusqu'à présent. Le médecin localisa son jean au milieu du bordel à côté du lit, ne se souciant pas de remettre quoi que ce soit d'autre pour le moment. Il n'avait pas de pudeur à protéger, mais se balader dans son appart avec les précieuses à l'air n'entrait pas dans ses habitudes.

« J'ai besoin de manger quelque chose. »

Avec le retour de ses facultés cognitives, à peine tempérées par la fin de sa gueule de bois – un effet secondaire du sexe matinal, être mieux réveillé? - il s'était souvenu que son dernier repas devait être une barre chocolatée dans l'après-midi de la veille. Pas étonnant qu'il se sente vidé, et pas seulement grâce aux prouesses de Scott.
Une main dans les cheveux, Dorian se dirigea vers la cuisine, s’arrêtant juste à la porte pour regarder le jeune homme comme s'il venait seulement de se remémorer quelque chose, par exemple de répondre à sa question.

« Il doit y avoir un carnet à dessins en bas de la table de nuit. »

Qu'il ne compte pas sur lui pour lui faire une explication guidée de ce qu'il avait pu reproduire. De toute façon, ses dessins se suffisaient à eux-même, simples reproductions de la réalité. En fait, la seule chose qui le poussait à laisser le musicien regarder ses dessins étaient le fait que l'ayant déjà vu dessiner lui-même, il savait que le jeune homme ne risquait pas de tomber dans une admiration idiote de ses dessins.
Abandonnant son amant dans sa chambre, Dorian commença à fouiller dans sa cuisine à la recherche de quelque chose de sucré et de mangeable, sous le regard vigilant d'un Loki qui avait apparu sur le comptoir au moment où il avait détourné l'oeil une fraction de seconde.

Un paquet de briochettes atterrit sur le comptoir, suivit de près par une tablette de chocolat, illustration parfaite des mœurs diététiques d'un Dorian lâché en solitaire. Seul objet un tant soit peu plus saine dans la pièce, la tasse de lait qui chauffait au micro-onde. Le café, pourtant bu en grande quantité, restait quelque chose qu'il consommait presque exclusivement au travail. La trop grande consommation du liquide énergétique pendant ses études avait fini par le lasser du goût amer du café noir, hors des situations de stress où il continuait d'en ingurgiter jusqu'à en suer par tous les pores de sa peau.

La voix humaine le fit se retourner en soupirant, avant de s'arrêter net sur ses pieds : deux regards jumeaux étaient fixés sur lui, un bleu et un vert, la seule différence réelle entre les deux la pupille fendue du regard vert. Sinon, la même attente désinvolte. Dorian cilla – il était clairement plus atteint par sa gueule de bois qu'il ne le pensait s'il se mettait à comparer Loki avec le musicien – et se retint de jeter le paquet de croquettes sur la table. Le bleu de Russie risquait de se montrer outré et de lui faire payer par la suite.

« Serre-toi si tu veux. Ou regarde dans les placards, tu n'avais pas attendu ma permission pour ça la dernière fois. »

Le médecin récupéra sa tasse dans le micro-onde et versant une partie du lait chaud dans un petit bol qu'il présenta à Loki. Satisfait, le chat commença à laper pendant que son maître complétait son petit déjeuner en rajoutant plusieurs carrés de chocolat dans son lait. Son cerveau serait reconnaissant d'avoir un peu de sucre pour se nourrir. Notant vaguement la tenue – ou plus précisément le manque de tenue de son amant – Dorian détourna le regard. Non que son corps soit désagréable à regarder, mais il y avait quelque chose de gênant, sans oublier un manque total d'hygiène à y être confronté dans un moment pareil. Son esprit s'embrouillait, se demandant s'il devait y réagir ou pas.

Heureusement, son cerveau réveillé lui remémora quelque chose de bien plus urgent, le faisant se redresser comme un gosse qui vient de se rappeler de la bêtise monstrueuse qu'il a fait la veille et que ses parents vont bientôt voir.

« Ma moto ! »

Non, il n'était pas rentré en moto, c'était probablement la seule certitude restante. Vu son état ce matin, il aurait été incapable de la conduire sans se crasher deux mètres plus loin. Il se rappelait vaguement d'un taxi, poussé par un Scott qui avait sûrement du faire preuve d'une bonne dose de patience pour arriver à lui faire faire quelque chose.

« Tu te souviens de l'adresse du bar ? »